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vendredi 17 février 2017

Les clairins d’Haïti, des rhums qui vous feront oublier le rhum. On parie?

Christine Lambert — 16.02.2017 - 18 h 02, mis à jour le 16.02.2017 à 18 h 02
Rares sont ceux qui connaissent les clairins, ces rhums haïtiens rustiques, bio et naturels, qui nous arrivent au compte-goutte. Et c’est limite impardonnable.
De gauche à droite et de haut en bas: la distillerie Sajous, Michel Sajous, l'alambic de Casimir, la fermentation baroque de Casimir, la distillerie Vaval et l'arrivée au village de Barradères | Christine Lambert

Rien ne vous prépare :
- Au Scud aromatique qui vous torpille les sens. 
- A la déflagration qui affole les narines, 
- A l’Eden qui se pose sur les lèvres. 
- À la folie qui vous saisit, et vous pousse à chercher la source de cet instant de joie cristallin jailli en dégustant un clairin d’Haïti.

Bon. Le moment de folie m’est tombé dessus à la saison des pluies. Moyennant quoi j’ai d’abord avalé beaucoup d’eau. Le ciel avait ouvert les vannes dès la sortie de Port-au-Prince, lâchant des rideaux de flotte, gonflant des fleuves pris de rage sur les routes et les chemins. Des heures et des heures de 4x4, les vagues culbutant le plancher, pour rallier les hauts plateaux embourbés de l’Attalaye, au nord de l’île –au prix d’un homérique tannage de postérieur et d’un tassement de vertèbres qui devait me faire perdre 3 cm sous la toise en quelques jours.
Dans ces moments-là, forcément, vous cherchez le coupable. Luca Gargano s’était mis en tête de retourner le moindre caillou d’Haïti en quête de vieux stocks de rhums oubliés. Mais le voyage a ce don particulier de ne se révéler que lorsqu’on en oublie les raisons et le but.
La découverte d’un nouveau continent L’Italien n’a jamais trouvé ce qu’il cherchait. Mais, en 2012, il a découvert bien mieux dans les replis de l’île: des petits producteurs qui élaboraient comme aux temps jadis des rhums blancs aux arômes exubérants, à partir du jus de cannes autochtones cultivées sans chimie, fécondés spontanément par des levures indigènes, régurgités en une passe unique par des alambics en cuivre de bricole, non filtrés et sifflés au degré naturel, à plus de 50 degrés. Des rhums que personne n’embouteillait, dont on remplissait des bidons en plastique que le village et alentours s’échangeaient contre menue monnaie. Des gnôles primitives dont le secret n’avait jamais quitté Haïti: les clairins (Kleren en créole signifie rhum).
«Je suis un spécialiste du rhum, c’est ce qu’on dit, non? Eh bien, jusqu’à ce jour, je n’avais jamais entendu parler des clairins. Non mais tu le crois? Tu imagines à quel point c’est rare de découvrir une nouvelle catégorie de spiritueux? C’est comme découvrir un continent! Personne ne savait que ça existait. Et aujourd’hui encore, 99,99% de la population ne sait toujours pas que ça existe.»

Luca Gargano et Faubert Casimir | Crédit photo: Christine Lambert
Vous pouvez être sûrs d’une chose: si Luca Gargano décide qu’il faut ajouter un continent sur la mappemonde, les géographes n’ont plus qu’à se mettre au boulot. Négociant à la tête de la maison Velier, distillateur de rhum à Marie-Galante –entre moult occupations qui nous boufferaient trois paragraphes–, ce type est une force de la nature, une star qui occupe tout l’espace, toujours en avance d’un mouvement ou d’une idée, hier à Trinidad, aujourd’hui en Haïti, demain au Cap-Vert.
Lancé à la chasse au trésor, des distilleries, Luca en a vu des dizaines et des dizaines sur le flanc ouest d’Hispaniola –Haïti en compte plus de 500, cahutes ouvertes aux vents, pressoirs à canne en bois activés par des bœufs en pleins champs. Il a retenu trois petits producteurs qui sortaient du lot: Sajous (à Saint-Michel-de-l’Attalaye), Casimir (à Barradères) et Vaval (à Cavaillon). Et leur a proposé un protocole.
«Nous avons topé là, à l’ancienne. J’achète une partie de leur production en la payant plus cher, je la fais embouteiller moi-même sur place et l’exporte. En échange, le clairin qu’ils distillent pour moi doit provenir d’une seule souche de canne locale cultivée sans produits chimiques et récoltée à la main. J’ai fait venir mon ami Gianni Capovilla [une sommité de la distillation que tous les initiés connaissent], qui leur a proposé de changer deux ou trois trucs dans les réglages, mais il ne s’agissait pas de tout bouleverser.»

Un pressoir à canne en bois | Crédit photo: Christine Lambert
Michel Sajous, sur le plateau de l’Attalaye, dans le nord de l’île, cultive la très rare Cristalline, une petite canne fine assez raide dont on tire peu de jus. En dévalant les crêtes emmoumoutées (du verbe emmoumouter, recouvrir de moumoute: je précise car Larousse et Robert ne sont pas au taquet sur ce coup) d’un vertige de brume, dans une nature dont la beauté vous étrangle, on se faufile dans une vallée marécageuse du sud-ouest où Faubert Casimir fait pousser l’Hawaii (prononcer avaï), une espèce non hybridée en voie de disparition elle aussi [1]. Et Fritz Vaval, à 25 km de là (autrement dit à deux heure trente de tape-cul, les kilomètres ne disent rien des distance en Haïti), plus au sud près de la côte, récolte la Madame Meuze sous un ciel bleu d’opérette.
Des alambics rapiécés Les fermentations sont longues, six à neuf jours –à titre de comparaison, le whisky se contente de deux ou trois jours, exceptionnellement quatre–, et les levures récoltées localement, pas toujours sur les mêmes produits, ce qui change les profils des gnôles d’un millésime à l’autre. Pour ajouter au bordel ambiant, Casimir, le clairin le plus baroque des trois, ajoute dans les cuves de l’anis sauvage, de la citronnelle, du muscat, des oranges acides, etc.
C’est la bagasse (les résidus de cannes dont on a extrait le jus) séchée, plus rarement le bois, qui alimente les flammes chauffant le cul des alambics, chaudières en cuivre de bric et de broc rapiécées de partout et doublées de petites colonnes à plateaux. Pas de cadrans sophistiqués, toutes les manips se font à l’oreille et à l’œil. Et puis au nez. Et à la bouche, mais là, doucement, parce que le jus recueilli au bec de l’alambic se torche sec en faisant briller les yeux –et se fond bien sur les petits citrons verts ou l’eau de coco chassée de la noix.


L’alambic de la distillerie Vaval | Crédit photo: Christine Lambert

A chaque terroir son caractère, à chaque gnôle son profil, lequel varie d’un batch à l’autre –rien à voir entre le premier batch et le troisième (on attend le quatrième pour mai). Casimir, au fruité survolté dopé au gingembre; Sajous, à la précision plus florale; Vaval, tout en puissance, un peu gras, exotique et pimenté. Du mal à choisir? Ces jours-ci, un blend composé à 60% de Vaval, à 30% de Sajous et à 10% de Casimir arrive enfin chez les cavistes –mais il est réduit à 46°. Et d’ici à quelques mois un quatrième larron devrait se joindre à la fête, mais chut, je ne vous ai rien dit…
Tout est naturel, bio, fait à la main, comme autrefois, insiste Luca. Et c’est vrai. Mais on va arrêter de penser qu’il s’agit là d’un choix dans ce pays, l’un des plus pauvres et l’un des plus inégalitaires de la planète, où la technologie et les crédits humanitaires n’arrosent que les élites. Pour autant, la reconnaissance de ces rhums, joyaux bruts qui gagnent à ne pas être polis, est bienvenue aux yeux des producteurs. De 3.000 bouteilles pour le premier lot sorti, la production est passée à 10.000 quilles exportées l’an passé.
Et pour mieux diffuser «la quintessence d’Haïti», Luca Gargano organise en mai la deuxième édition du Clairin World Championship (inscriptions et règlement ici), une compétition internationale de cocktail qui voit s’affronter sur l’île des bartenders sélectionnés sur tous les continents. «Ça me faisait marrer de créer une coupe du monde d’un truc que personne ne connaît», pouffe l’Italien. Personne? Plus pour longtemps.
1 — Ce reportage a été effectué en mai 2016. Depuis, l’ouragan Matthew qui a fait des centaines de victimes en octobre a également couché les champs de canne de Casimir dans la boue et détruit sa maison. Retourner à l'article
Source: http://m.slate.fr/story/137567/rhums-haiti

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